Mais Borges est avant tout l'écrivain des labyrinthes et des miroirs, dont l'ombre plane toujours sur ses récits et parfois meme jusque dans la structure des oeuvres. Il en va ainsi de la premiere nouvelle du livre de sable, "l'autre", qui explore le theme du double, ou doppelganger. L'auteur s'y rencontre lui meme une matinée d'hiver, en s'asseyant sur un banc. Comme toujours, l'argument impossible est asséné avec une telle maitrise que c'est la réalité elle meme qui se courbe, et nous rentrons dans cette folie ciculaire comme dans le reve d'un autre. Ulrica, la deuxieme nouvelle du recueil, parle de l'amour d'un soir, mais au contact de Borges, ce theme pourtant si commun prend un relief mélancolique et mysterieux. La troisieme nouvelle qui a pour nom "le congrès" serait, d'apres l'auteur lui meme, la plus ambitieuse du livre. Pour reprendre les mots du maitre, "son theme est celui d'une entreprise si vaste qu'elle finit par se confondre avec le cosmos et avec la somme des jours". On y retrouve donc le fantôme de l'infini, qui donne une portée si particuliere a l'oeuvre de Borges. La nouvelle suivante est un hommage a H.P. Lovecraft, ou Lovecraft lui meme est depassé sur son propre terrain dans ce qui n'est pourtant qu'un exercice de style: Borges réussit a maintenir ce que le pere de Cthulhu ne pouvait pas s'empecher de briser en dévoilant ses monstres: la tension. Des récits qui suivent, et dont certains sont tres courts (la secte des trente) je retiendrais tout particulierement "le miroir et le masque", et "utopie d'un homme qui est fatigué". Le premier est un conte si classique dans la forme qu'il en revet des couleurs mythiques presque instantanement. La culture vertigineuse de Borges lui permet de voyager dans le temps avec la grace d'un écrivain immortel, et cette nouvelle à la force et l'aspect d'une fable séculaire. "Utopie d'un homme qui est fatigué", je ne sais pourquoi, me fait penser a Bradbury. Peut etre parce que c'est l'histoire qui se rapproche le plus de la science fiction au sens ou on l'entend habituellement. Mais la magie Borgesienne lui confere une fois de plus la dimension d'une oeuvre intemporelle... Les deux dernieres nouvelles du recueil sont si parfaites que j'ai voulu les apprendre par coeur. "Le disque" concentre en quelques pages le génie et le charme envoutant qu'un vieux sorcier des mots tel que Borges a pu accumuler tout au long de sa vie. En le lisant, on sent que son auteur est un vieil homme. A chaque ligne, le poids des années s'allie a la sagesse pour donner une histoire qui pourrait sembler anodine sous la plume d'un autre, mais qui prend ici la force d'un conte étrange et immortel, encore une fois. " Le livre de sable", ultime nouvelle au titre éponyme, c'est ce qu'on peut considerer comme un aboutissement quand on se livre comme moi a la modeste écriture de quelques histoires. Borges y prend comme a son habitude un élément impossible, une abberation, et il réussit en quelques lignes a en puiser l'essentiel. Il s'agit juste ici de developper une idée géniale et monstrueuse, celle d'un livre infini, sans ajouter un mot de trop. Et Borges y parvient une fois de plus grace a l'art délicat dont il est le créateur...

Quand tant de livres sont des nouvelles trop longues, la lecture du livre de sable est merveilleuse au sens ou chaque histoire à, dans son entiereté, la force de son idée centrale. "j'ai vécu peu, j'ai lu beaucoup" disait Borges qui retrancrit dans ses oeuvres l'essence d'une vie de lecture, comme un vieux chercheur d'or qui nous ramenerait de sa longue quete uniquement les pépites. Mais au dela de son style, Borges a le pouvoir d'ouvrir des breches entre les mondes, de ralentir le temps et de capturer l'infini. C'est un illusioniste dont les tours marchent pour de vrai.